Le dernier des derniers

Aujourd'hui, c'est lundi. C'est le début de la dernière semaine. La petite roulette cartonnée de mon obstétricien dit que tu es supposée pointer ton nez vendredi. Cinq jours. Ou moins.

Aujourd'hui, c'est le début de la longue liste des "derniers". Le dernier lundi. Et demain, logiquement, ce sera le dernier mardi. Ou pas, si tu te sens l'envie de nous surprendre avant l'heure.

Aujourd'hui, c'était la dernière visite au laboratoire, après neuf mois d'examens mensuels. La dernière prise de sang. La secrétaire, se marrant : "Ah mais vous êtes encore là, vous ??"... non mais là, normalement, c'est la der des ders, promis juré...

Aujourd'hui, c'est la dernière lessive. Ce soir, ce sera sec, et je rangerai, pliées, les dernières fringues dans la valise presque bouclée, la valise qui me fait de l'oeil dans le coin de la chambre depuis bientôt trois semaines.

Aujourd'hui, c'est le dernier monito. Pour voir comment tu te portes, si ça va bien, la vie, là-dedans, pour toi, même si ma vessie, transformée en punching-ball, sait bien, elle, que tu es en pleine forme.

Aujourd'hui, ce soir, un peu demain aussi, ce seront nos derniers moments rien qu'à nous trois avant le tsunami de ton arrivée. Les dernières heures de notre petit cocon douillet "Papa, Maman, Choupette". Nos derniers moments de calme, nos dernières petites habitudes, nos derniers petits rituels tranquilles avant un long moment. Notre dernière pleine et entière nuit de sommeil (* soupir *).

Aujourd'hui, ce sera le dernier dodo de ma grande. Demain, directement chez les grands-parents pour une durée indéterminée que j'espère pas trop longue. Alors ce soir, c'est Maman qui la couchera. Qui lui lira un petit livre. Allez, deux, c'est fête, ce soir... Qui lui fera un gros câlin. Qui lui dira qu'elle l'aime très fort. Et qui lui rappellera que demain, elle ira chez Papet et Mamie, et que ce sera drôlement chouette. Qui aura le coeur serré, un peu, d'être loin d'elle pendant ces quelques jours bien spéciaux, mais qui ne le montrera pas d'un poil. Qui la posera avec difficulté, le gros ventre bloquant contre les barreaux, dans son petit lit de bébé, encore, avec Doudou I, et Doudou II, et Tétine, et Nounours, et qui lui enverra un "bisou de loin", et qui lui dira : "On se retrouve demain matin, ma puce ; fais de beaux rêves !"

Et puis peut-être, aujourd'hui, ce sera le dernier jour, tout court. Peut-être ce sont les dernières heures, déjà. On aimerait bien avoir nos dernières 48 heures, au moins ; mais ça va, nous sommes prêts, autant qu'on peut l'être (c'est-à-dire fort peu en vérité), à t'accueillir, à agrandir notre toute jeune famille pour te faire une grande place auprès de nous. À faire de notre grande une soeur. Une grande soeur, même. Prêts, autant qu'on peut l'être (vraiment très, très peu), à te rencontrer, à prononcer ton nom "pour de vrai", à y mettre un visage. Prêts, autant qu'on peut l'être (pas du tout du tout, en fait), à bouleverser nos vies, totalement, une nouvelle fois.

Aujourd'hui, c'est la suite des dernières fois qui commence, la longue liste des dernières fois, avant celle, plus longue encore, des premières fois avec toi, toi que je côtoie depuis de si longs mois, comme un prolongement de moi, et dont je ne sais fichtrement rien, et dont je vais bientôt apprendre beaucoup, sacrément beaucoup.

Perdue quelque part entre ces dernières fois sur le point de s'éteindre et ces premières fois en devenir, je suis sacrément larguée. Mais je crois bien que j'aime ça, tu sais.

Mais quelle drôle, drôle d'aventure, tout de même.