jeudi 11 juillet 2013

C'est la faute à mes parents


Aujourd'hui, je vais pas t'écrire des blagounettes. Je vais pas faire des jeux de mots foireux, je vais pas faire ma rigolote. Aujourd'hui, je vais te parler de mon petit tabou à moi, de ma grosse casserole d'enfance, de ma blessure.

Tu vois, là, ce sont mes parents. Enfin, c'était. Parce que, soyons fous, je vais commencer par la fin : l'année dernière, mes parents ont tenté de se suicider. Pour la seconde fois en six mois. Sauf que cette fois, ils ont réussi. Et que c'était l'avant-veille de mon anniversaire.

Voilà. Tu la sens, l'ambiance ?

Cette fin qu'ils voulurent théâtrale, mais qui fut surtout, faut bien le dire, tout à fait sordide (parce que dans la vie réelle, un suicide, sache-le, c'est tout sauf théâtral : c'est sordide. C'est gore, c'est dégueu, c'est abominable et ça fait beaucoup de mal à beaucoup de monde), cette fin donc résume un peu à elle seule tout ce qu'ils furent, et tout ce que j'ai subi.

Mes parents ne nous ont jamais aimés, ni moi, ni mes demi-frères et soeurs. Ils se sont rencontrés sur le tard, à 40 et 62 ans (ouais, mon père était à la retraite avant que je naisse, histoire qu'on rigole), coup de foudre absolu (comme dans les films) après trois mariages ratés. Comme dans les films, comme des jeunots, ils se sont aimés comme des fous, ils ont voulu sceller cet amour, et tu vois, je suis née.

En somme, je suis du ciment, moi. C'est ma fonction, le but de ma vie. Cimenter le couple de mes parents.

Mes parents ne m'ont pas aimée ; ils ont aimé ce que je venais consolider en eux, ce que ma présence au monde venir dire au monde d'eux. Mais ils ne m'ont pas aimée, pour ce que je suis, non ; et j'en ai d'autant plus la conviction qu'aujourd'hui je suis mère, et que je sais ce que c'est que de vraiment aimer ses enfants, quoi qu'on y fasse, quoi qu'on y puisse.

Mes parents n'aimaient que la bonne élève en moi, que mes bonnes notes ; que la professionnelle, celle qui a – pas fait exprès – choisi la même voie qu'eux (ça ferait marrer mon psy, une énormité pareille), celle qui fait tant de chiffre d'affaires par mois. Sans déconner. Quand je les appelais, alors enceinte de ma première fille, et que je leur confiais mes doutes quant à mon amour pour ce futur enfant, ma mère disait : "Bah je sais pas quoi te dire, moi" et mon père enchaînait : "Et alors sinon t'as gagné combien ce mois-ci ?"

Quand je me suis écorché les mains avec des bouts de verre à 15 ans, ils n'ont pas dit : "C'est pas normal. Tu souffres, tu as quelque chose. On va en parler. On va t'aider. On tient à toi. On t'aime."
Ils ont dit : "Oh, c'est pas bien de faire ça." Et puis c'est tout.

Quand j'ai accusé ma mère de préférer ma demi-soeur à moi, elle n'a pas dit : "Non mais ça va pas bien la tête ?... je t'aime, je vous aime toutes les deux autant l'une que l'autre, vous êtes mes filles. Je vous aime. Je t'aime. N'en doute jamais ou je te casse un doigt."
Non. Elle a dit : "T'es complètement folle, ma pauvre fille."
(amour maternel dans ta face)

Quand j'ai accusé mon père de n'avoir rien fait quand j'allais mal étant ado, il n'a pas dit : "Peut-être, c'est vrai, mais j'étais largué, je savais pas quoi faire. Mais je t'aimais, je souffrais aussi, tu sais."
Non. Il a dit : "C'est faux. T'es jamais allée mal. La preuve : t'avais des bonnes notes !"

Y a pas besoin de taper, pour faire mal.

Non, tu vois, moi, j'étais le ciment. Le ciment, et puis la béquille aussi.
Ben oui, t'imagines bien qu'ayant un père de 70 berges à ma pré-adolescence, j'allais devoir les regarder vieillir, mes vieux (ah ah).
Un père de 70 balais, voui ; et une mère d'au moins autant, malgré ses 22 ans de moins, parce que ma mère était dépressive depuis toujours, migraineuse chronique, alitée perpétuelle, et surtout, surtout, accro à la morphine comme pas douze. (Au point de planquer des centaines de doses dans toute la maison, dans des bouquins, derrière des briques, sous des lattes de parquet. Un film, je te dis.) Alors ma mère et son amie la morphine, si tu veux, elles avaient au moins 75 printemps à elle deux.

À 17 ans, au moment de partir vivre ma vie, j'ai eu droit au discours qu'on a normalement à 40 balais.

La veille de mon départ, j'ai eu droit aux grands sanglots, et à un "Mais qu'est-ce qu'on va devenir ? tu vas nous abandonner, on sera tout seuls" qui m'a poursuivie – et asphyxiée – dix années durant.

Deux mois avant leur (deuxième) tentative de suicide, alors que je m'éloignais doucement et sûrement de leur emprise, mon père me laissait des messages accusateurs sans équivoque sur mon téléphone.

"L'absence est rude."

"On se sent si seuls."

"Appelle-nous, quand même, de temps en temps, au moins." (Y a des italiques pleines de sens.)

Oh, et puis, romanesque pour romanesque, à la première tentative, on a eu droit aux adieux et tout le tralala. Genre mes parents, venus me voir et découvrir ma fille fraîchement née, me quittant sur le pas de la porte, ma gosse hurlante dans les bras, juste après m'avoir annoncé qu'ils se tueraient dans la semaine et que je ne les reverrai plus ("adieu ma chérie, on a ta bénédiction hein, hein dis ?"). Sic.

Tu comprends à présent mieux pourquoi je bouffe comme douze, pour remplir remplir remplir ce vide qui n'en finit plus de se creuser.

Je les hais, si tu savais... c'est tellement plus facile, en fait, de les haïr pour tout ça, plutôt que de souffrir pour tout ce qu'ils n'ont pas été. Je les hais, mais oui je souffre, oui je suis seule, oui je me sens orpheline. Je suis orpheline, mais pas depuis leur mort, non. Depuis fort, fort, fort longtemps, en fait. Mais je veux les haïr, aussi fort que possible ; parce que si je souffre, ça veut dire que je les aimais, moi ; et je veux pas, je peux pas leur faire ce plaisir, même du fond de leurs tombes.

Je m'en sors pas si mal que ça, tout compte fait. Manquer autant d'amour, n'être à ce point rien pour ceux pour qui on devrait être tout – et parvenir à être une bonne mère tout de même. Parvenir à donner ce que je n'ai pas eu, ce dont j'ai cruellement manqué. Avoir des filles qui respirent le bonheur, malgré des casseroles pareilles – je m'en sors pas si mal, vraiment.

Alors je bouffe, bouffe, bouffe, à m'en faire péter le ventre, pour plus me sentir seule, pour plus me sentir vide, pour me remplacer, moi, là-dedans, qui apparemment était si peu aimable, si peu aimable pour ce que j'étais, comme j'étais.

On s'étonne que les gens manquent de confiance en eux, après ça.

Je remercie mes filles : d'une, de m'aimer, ce qui m'étonnera toujours, parce qu'il me semblait pourtant que c'était impossible, qu'on m'aimât autant ; de deux, de m'occuper autant l'esprit, de manière à ce que jamais, jamais, je ne songe à cette blessure, béante faut bien le dire, puisque je remplis, remplis et que c'est le tonneau des Danaïdes, au fond là-dedans. Y a de l'écho en moi.

"Merci Papa, merci Maman", disait Pierre Perret.

(PS : c'est pas moi, le p'tit bout sur la photo, c'est ma première mouflette.
Et donc, oui, c'était une semaine avant leur premier suicide.
Ambiance.)
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12 commentaires:

  1. Ca doit te faire du bien d'écrire tout ça. J'ai du mal à concevoir qu'on puisse ne pas aimer son enfant, au fond je pense que même ma propre mère tient à moi (et pourtant!), mais finalement la vérité on s'en fout. Ce qui compte c'est ce qu'on ressent.

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  2. La maman de Léon11 juillet 2013 à 11:18

    Les larmes aux yeux...je le savais, tout ça, mais pfiou...
    Voilà, c'est tout...

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  3. Je ne peux que te comprendre, mon père ne m'a jamais aimé et toutes les méchancetés qu'il m'a dit sont toujours présentes et me poursuivront toute ma vie. Surtout que quand on est une petite fille, l'avis de son père est quelque chose de très important. C'est un fardeau à porter mais qui nous rend plus fort que les autres. Heureusement j'ai ma mère qui, elle, m'aime de tout son cœur et fait tout pour qu'un jour je sois heureuse.

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  4. C'est dur, je compatis. J'espère que tu trouveras une certaine sérénité avec tes filles. Gros bisous. <3

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  5. Waouw... je ne savais pas bien sur... C'est dur !
    Mais effectivement, il faut te concentrer sur tes filles et leur donner tout l'amour que toi tu n'as pas eu, mais je sais que tu y arrives très bien :)
    Bisous

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  6. Ton témoignage est touchant, et on entend bien ta rage.. le fait de te concentrer sur tes filles te permet de penser à autre chose... comment faire pour pardonner ? pour vivre en paix avec toi même il faudra peut-être essayer de pardonner ou de trouver quelque chose qui te permette de ne plus avoir de "haine".
    courage penses à toi et ta famille... c'est le principal maintenant.

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  7. Ton texte m'a énormément touchée. Il m'a décroché une petite larme tout en me faisant du bien.
    Je me reconnais pas mal dans ce que tu as écrit. Mon père a toujours été très exigeant et m'a souvent rabaissée sans même s'en rendre compte je crois. J'avais l'impression que quoi que je fasse ce n'était jamais assez bien pour lui. Contrairement à toi, je ne pense pas qu'il ne m'aimait pas assez, mais j'ai eu (et j'ai encore) de gros problèmes de confiance en moi à cause de ça (entre autres). Donc je connais ces sentiments de haine et de rancœur qui peuvent paraître impensables dans une famille "équilibrée".

    Tu as de la chance d'avoir construit ta propre famille, profite de chaque moment :) Je te souhaite plein de bonnes choses avec tes petits bouts, tu as l'air d'être une super maman :)

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  8. Pfiou, hein. Comme je sais pas quoi dire je voudrais juste te prendre dans mes bras <3
    Ah si, je sais : ne doute jamais, jamais, de l'amour de tes filles, celui que tu as pour elles et celui qu'elles ont pour toi. Parce que cet amour on le ressent dans tout ce que tu écris, et elles ont de la chance de t'avoir comme maman. Vraiment.
    Bon courage (parce que je suppose que même si la blessure, énorme, est là, tout le temps, l'écrire c'est autre chose, ça peut "soulager", mais ça peut aussi bouleverser...)
    Bises
    Elise

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  9. Je suis sans voix, ton histoire m'a bouleversée. Je suis profondément attristé de penser à ces enfants (toi) qui sont nés dans de tel famille. Alors moi je veux juste te dire Bravo, bravo d'être une merveilleuse maman, tes filles ont de la chance de t'avoir.

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  10. J'ignorais également et je suis sous le choc !
    Déjà que tu es à mon sens une super maman pour tes filles, je dois dire que là, je suis encore plus sciée.
    Je connaissais déjà un exemple de personne (mon père, pas du tout les mêmes circonstances, mais un "non-amour" similaire) chez qui la résilience (renaître de sa souffrance) est effective. Tu es le deuxième exemple. Si tu ne connais pas ce bouquin, je te conseille : Parler d'Amour au bord du gouffre, de Boris Cyrulnik. Et peut-être d'autres ouvrages de lui aussi d'ailleurs.
    Ca m'impressionne quand qqn qui a tant souffert est capable de construire de si belles choses, de construire un amour non reçu à la naissance, sans modèle, de construire une si belle famille. Tes rencontres, et probablement la plus importante, avec ton mari, t'ont permis de te (re)construire, je mets le "re" entre parenthèses car tout cela t'a permis de construire ce que tu ne connaissais pas, à savoir l'amour m/paternel. Quand je lis/vois ce que tu fais pour tes mômes, comment tu arrives à avancer, je ne vois qu'un futur de plus en plus positif.
    Ta famille à toi (à vous 4) en est d'autant plus belle et probablement plus soudée. En tout cas, dans ma famille, c'est le cas. Bisous !!

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    1. Merci... merci, ça me touche beaucoup (tous les messages précédents aussi m'ont beaucoup touchée).

      Du coup je suis frustrée, je ne sais pas qui tu es, et visiblement tu es de mon entourage "physique" également... j'aimerais bien découvrir qui tu es :)

      Merci de tes mots en tout cas, ça me touche... Maintenant le chemin est encore long, je vois bien que je dois encore me battre contre ces casseroles qui me suivent, je vois que je pourrais faire comme ma mère, je culpabilise si je ne suis pas assez attentive à mes filles, pas assez là, si je suis trop sévère parce que trop fatiguée, pas assez patiente. Au moins j'essaie de me remettre en question, même si ce n'est pas facile, même si, quand on a vécu un tel parcours, avec une telle famille, on a parfois envie de couler un petit peu, mais on donne un coup de pied pour remonter à la surface coûte que coûte.

      Merci, tes mots tombent à point nommé, à une période pas très évidente en ce moment. Merci :)

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