mercredi 4 mars 2015

Elle, et moi


Je l'ai toujours trouvée belle, elle. Son sourire évanescent, mystérieux, indéchiffrable. L'ovale fin de son visage. Sa grâce naturelle, évidente – sans atours, sans artifices, sans mensonges. La délicatesse de ses traits fugaces, comme une apparition (salut, Flaubert) prête à s'évaporer.

Tu n'imagines pas comme je l'ai idéalisée. Comme je l'ai élevée, avec mon regard d'enfant en manque d'amour – mais qui ne le savait pas – au plus haut, au plus beau de la Maternité, avec un grand M majestueux. Elle n'était pas ma mère ; elle était La Mère. Aucune autre mère au monde ne lui arrivait à la cheville. Toutes les autres, parce que différentes, n'étaient pas vraiment des Mères, pour moi, parce qu'une mère, pour moi, ne pouvait que ressembler pleinement à ma mère. Maman. Avec tout ce que ce mot pouvait receler de sacré, de divin, d'intouchable, de magnifique.

Ce fut d'autant plus douloureux qu'elle était l'incarnation de la douceur. Cette femme-là ne pouvait qu'être mère, qu'être faite pour aimer un enfant – moi – ; impossible qu'il en soit autrement. Alors tout ce qui ne cadrait pas avec ce céleste portrait, je l'enterrais au fond de moi pour ne surtout pas y penser, pour ne surtout rien voir, rien comprendre, rien accepter.

Maman.

Je me souviens encore de cette fois où elle m'a réveillée, un matin, bien avant l'heure de l'école. Je me rappelle ma surprise, l'inhabituel de la circonstance. En silence, pour ne réveiller personne, comme des cachottières, nous avons pris nos vélos et sommes parties sur la route. Elle avait préparé du chocolat chaud dans un Thermos et nous avons acheté des pains au chocolat à la boulangerie. Nous avons pédalé jusqu'aux berges de la Seine, à 5 km de là. Je ne connaissais pas cet endroit. C'était le printemps, il faisait frais, mais le soleil illuminait toute la vallée. Il y avait des saules pleureurs partout. Et le fleuve qui coulait, tranquille. Et nous deux. C'était beau. Surréaliste. Étrange. Comme un rêve. Un roman. Une poésie fugace. J'ai parfois cru que c'était vraiment un rêve. Mais chaque fois, des années plus tard, que j'ai voulu y revenir, je l'ai toujours retrouvé, cet endroit – sans toutefois y recouvrer la lumière de ce matin-là.

J'ai cristallisé ce souvenir comme un des plus beaux de mon enfance, et je l'ai soigneusement rangé auprès de l'image lumineuse que j'avais de ma Maman.

Et puis la maladie, la dépression, la mort. Moi qui ai grandi. Compris certaines choses, deviné d'autres. Mais ça collait pas ; pas elle. Elle était trop douce, trop gentille, elle m'aimait trop. Jamais elle n'aurait eu ces mots durs à mon égard qu'on disait qu'elle avait eus. Les autres inventaient.

Et puis je suis devenue maman à mon tour. Avec une foultitude d'angoisses : allais-je l'aimer, cette petite fille, allais-je être une bonne mère, aussi bonne, aussi merveilleuse que la mienne l'avait été pour moi ? La barre était tellement, tellement haute que j'étais certaine de ne jamais l'atteindre.

Et puis le quotidien, difficile. Tous les jours, sans répit, chercher le meilleur moyen de passer le meilleur temps possible avec elle. Promenades, parc, piscine, spectacle. Peinture, pâte à modeler, toboggan. Vélo, lecture, galipettes. Câlins, discussions, réconfort. J'avais le sentiment de ne jamais faire assez, ni assez bien, ni assez drôle, ni assez intéressant, ni assez parfait. La barre était si haute.

Hier, vois-tu, nous avons pris la poussette et sommes allées nous promener, toutes les trois, sur les berges de la rivière qui coule derrière chez nous. Nous avons quémander du vieux pain à la boulangère et l'avons jeté aux canards, qui se battaient à nos pieds. C'était amusant, simple, chouette. Rien de divin, rien de merveilleux, rien d'extraordinaire. Pas de quoi s'en souvenir vingt ans plus tard.

Et pourtant... Il y a peu, la révélation. Je me torturais depuis longtemps : comment avait-elle fait, bon sang, pour que ce souvenir me reste aussi merveilleux, aussi ineffable dans le cœur ? Et moi qui me démenais comme un diable pour fabriquer d'aussi beaux souvenirs d'enfance à mes filles, avec le sentiment de ne jamais y arriver.

C'est facile. C'est facile, de faire quelque chose de merveilleux avec ses enfants, facile de les aimer, quand on ne leur consacre qu'un seul instant dans toute une enfance. C'est facile, d'être auprès d'eux sans fatigue, sans ras-le-bol, sans peine, sans doute, quand c'est la seule et unique fois. C'est facile, d'être une bonne mère, quand on ne l'est qu'un moment fugace, un jour, puis plus jamais.

J'ai compris que mes filles ne se souviendront sûrement pas de ce mardi après-midi où nous sommes allées donner le pain aux canards, perdu qu'il était parmi les mille et quelques autres après-midi où nous sommes allées, au choix : aux canards, au parc, aux chevaux, au cinéma, à la mer, au lac, chez leurs grands-parents (les autres), à la maison.

Je ne serai peut-être pas La Mère, enveloppée de cette aura inaccessible que je vénérais tant. Elles ne me vénéreront, ne m'admireront sûrement jamais, d'ailleurs. Et c'est pas plus mal.

Mais je commence à croire que je serai – pardon, que je suis, déjà, depuis bientôt quatre ans, leur mère. Celle dont elles ont besoin aujourd'hui, et non pas dans des souvenirs figés.
Et ça me réconforte quand même un peu.
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2 commentaires:

  1. C'est vrai elles se souviendront ptêtre pas de ce jour précis mais elles se souviendront que leur maman était toujours là pour elle, et qu'elle s'est toujours démenée pour leur offrir le meilleur... je crois que c'est encore mieux <3

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    1. Oui, je commence à croire enfin que c'est finalement mieux, bien mieux. Elles n'auront pas de souvenirs précis, pas des tonnes, mais des bribes, des milliers de bribes qui leur donneront, j'espère, le sentiment d'une enfance heureuse :)

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